Chapitre 4

 

Je rentrai chez moi avec assez de matière à réflexion.

Pourtant, une fois que j’eus passé la porte de mon appartement et allumé la lumière, toutes les choses auxquelles j’aurais dû penser s’évaporèrent de mon esprit et je me précipitai dans la cuisine pour consulter mon répondeur.

La machine annonçait deux messages et je retins mon souffle en appuyant sur le bouton « Lecture ».

« Si vous souhaitez passer un appel, raccrochez s’il vous plaît et réessayez une nouvelle fois », dit la machine. J’appuyai sur le bouton « Effacer » en jurant, attendant le message suivant.

« Bonjour ! dit une voix mécanique. J’essaie de joindre… »

Nouveaux jurons. J’effaçai ce message qui n’en était pas un.

Cela faisait maintenant officiellement une semaine que Brian n’avait pas appelé. Je m’étais souvent répété que les messages touchants qu’il laissait sur mon répondeur tous les jours étaient agaçants. Ça ne m’avait pas empêchée de continuer à les écouter. Quand la journée avait été particulièrement mauvaise, je gardais ses messages pour les réécouter encore et encore.

Peut-être était-il en vacances, en croisière dans un endroit d’où il ne pouvait pas téléphoner. Une boule se forma dans ma gorge. Je déglutis. C’était supposé être une bonne chose qu’il ait finalement compris le message que je m’étais efforcée de lui enfoncer dans le gosier. Dommage que mon cœur ne semble pas s’en souvenir.

J’allai me coucher en pensant à sa voix, au contact de sa peau nue contre la mienne et au goût de sa langue dans ma bouche. Je restai allongée les yeux grands ouverts, me retournant sans cesse, incapable de mettre mon esprit en veille.

J’étais agitée et nerveuse, ma peau était hypersensible. Des souvenirs de câlins avec Brian après une séance spectaculaire de sexe m’assaillaient et m’excitaient. Ma main dévala mon ventre vers ma culotte mais je l’écartai au dernier moment. C’était incroyablement stupide, mais je ne voulais pas avoir d’orgasme sans Brian. Je finirais par céder, quand le besoin physique serait trop fort pour être nié, mais, pour le moment, je faisais plaisir à cette partie de moi qui espérait toujours que les choses puissent marcher entre nous. Dans le cas où, de manière miraculeuse, nous nous remettrions ensemble, nos retrouvailles n’en seraient que plus douces si je m’étais affamée tout le temps de notre séparation.

Avant de m’endormir, je levai la tête pour consulter les chiffres lumineux de mon réveil qui me révélèrent qu’il était 3 heures. Aux environs de 1 heure du matin, je m’étais levée pour jouer à je-ne-sais-combien de parties de Solitaire dans l’espoir de calmer mon esprit, mais il ne semblait pas que cela ait fonctionné. Quand je vis l’heure tardive, je fus tentée de déclarer forfait pour la nuit, mais je décidai de laisser une dernière chance au sommeil. J’aurais dû me rappeler qu’il n’y avait pas de repos pour les braves, car, à la minute où je m’assoupissai enfin, je me réveillai dans le salon imaginaire de Lugh.

Les bras croisés sur la poitrine, je lui lançai un regard furieux. Assis sur son canapé, souriant, ses yeux couleur ambre étincelant avec humour, il avait opté pour son look SM ce soir, ce qu’il avait tendance à faire chaque fois que j’avais des pensées impures à propos d’Adam ou de Dominic. Il portait un haut à mi-chemin entre la chemise bricolée à l’aide de lanières de cuir et l’accessoire compliqué de bondage avec lequel je ne voulais rien avoir à faire… même si les lanières encadraient ses tétons de manière alléchante et que mes hormones ne pouvaient s’empêcher de remarquer la couleur ocre doré de sa peau et ses muscles qui ondulaient dessous.

Bon sang, bien sûr que la sexualité saine que j’avais eue avec Brian me manquait. Il aurait fallu être morte pour ne pas être excitée par Lugh, mais si j’avais été comblée dans la vie, je n’aurais pas vécu ce désir de manière aussi… pressante.

Bien qu’il ne puisse me contrôler autant que les autres démons le peuvent avec leur hôte, Lugh a tout de même un accès total à mes pensées et à mes souvenirs. Il sait quand je suis excitée, peu importe la volonté que je mets à vouloir le cacher. Ce qui expliquait certainement son fichu sourire.

Je me dirigeai en tapant des pieds vers le fauteuil situé en face de lui. Qu’il sache combien j’appréciais le spectacle n’impliquait pas que j’allais l’admettre.

— Tu ne peux pas me laisser dormir ? lançai-je.

Son rire bas et sexy fit vibrer toutes mes cellules en rythme.

— J’avais comme l’impression que tu avais des questions à me poser.

C’était vrai, mais il m’aurait été plus facile de me souvenir de ces questions s’il n’avait pas été habillé de cette façon. Je regardai mes mains, à défaut de regarder Lugh. Mes hormones se calmèrent, mais je restais hyperconsciente de sa présence.

— Est-ce que Raphael pourrait déjà être de retour dans la Plaine des mortels ? demandai-je.

— Certainement. S’il a fait assez confiance à quelqu’un dans la Plaine pour lui avoir livré son Nom véritable, alors cette personne a pu invoquer son retour immédiatement.

Je levai les yeux.

— Tu crois que ça s’est passé comme ça ? Je veux dire, tu crois qu’il a fait assez confiance à quelqu’un ?

Une expression ressemblant de manière douteuse à de l’amertume traversa le visage de Lugh.

— Non, il n’y a que moi à avoir été assez naïf pour révéler mon Nom véritable à quelqu’un. Mais c’était il y a longtemps, et mes relations avec mes frères n’étaient pas aussi conflictuelles. Du moins, pas de manière aussi ouverte. Quand ils ont tous les deux refusé de promettre la réciprocité, j’ai eu pour la première fois l’intuition que tout n’était pas tout rose entre nous. Je suis sûr que Raphael a appris l’erreur que j’avais faite. Mais même s’il n’a pas révélé son Nom véritable, son rang lui confère des privilèges et il est possible qu’il soit déjà revenu. Surtout avec l’aide de Dougal.

Jusqu’à ma rencontre avec Lugh, je ne savais rien de ces histoires de Nom véritable, je ne savais même pas qu’ils existaient. Même maintenant, j’en savais encore peu : seulement que si une personne connaissait le Nom véritable d’un démon, elle pouvait l’inviter personnellement à rejoindre la Plaine des mortels. Les questions se bousculaient dans mon cerveau et essayaient de s’en échapper mais Lugh n’attendit pas que je fasse le tri.

— Tu ne crois pas que tu devrais parler à ta mère ?

Je vis à son expression que le changement de sujet était délibéré… et sans appel.

Je fus tentée d’insister, en dépit de la conviction que je n’arriverais à rien, mais je parvins à résister.

— Tu ne chercherais pas à me culpabiliser, non ? Parce que tu sais que ma mère ne me dira rien, même si je cède et que je lui parle.

— Je sais que c’est ce que tu crois. Je ne sais pas si c’est la vérité.

Relevant brusquement la tête, j’ouvris la bouche dans l’intention de lui assener une réponse acerbe. Lugh m’interrompit d’un geste menaçant.

— Mais je sais aussi, poursuivit-il d’une voix forte, que plus on essaiera de te persuader de le faire, plus tu résisteras.

Ce qui me ferma efficacement le clapet. Il avait raison, bien sûr, bien que je ne sois pas très à l’aise avec le fait de l’admettre. J’avais le sentiment d’être un peu puérile.

— Alors si tu ne m’as pas amenée ici pour essayer de me convaincre de faire ce que tu veux et que tu ne veux pas répondre aux questions que je te pose, qu’est-ce que tu attends de moi ? demandai-je.

Prenant conscience que mon regard s’égarait sur les parties de peau exposées de sa poitrine, je baissai de nouveau les yeux sur mes mains. Elles étaient beaucoup moins intéressantes.

— Est-ce que tu me croirais si je te disais que je voulais juste qu’on se retrouve un peu ?

— Non.

Il éclata encore une fois de rire, me piégeant au point que je lève les yeux vers lui. Mon Dieu, qu’il était beau ! Ses cheveux détachés encadraient son visage d’un halo noir de jais. Ma peau se rappelait combien ils étaient soyeux au toucher. Non pas que nous ayons déjà eu de relations sexuelles, rien de plus qu’une drague effrontée de sa part… et un désir insidieux chez moi.

Il pencha la tête vers moi.

— Tu ne fréquentes plus Brian. Pourquoi es-tu si mal à l’aise avec ton attirance pour moi ?

J’essayai de ne pas me tortiller sur place.

— C’est toi qui peux voir dans tous les recoins de mon esprit. À toi de me dire.

Il avait l’air terriblement amusé.

— Tu écouterais ce que j’aurais à te dire ?

Bien entendu, il connaissait déjà la réponse à cette question.

— Est-ce que par hasard on pourrait en rester aux discussions de boulot ?

Quand il se pencha en avant sur le canapé, ses cheveux se répandirent sur ses épaules et drapèrent la peau de son torse. Je serrai les cuisses en me rappelant l’avantage injuste qu’il avait dans le domaine de la séduction et de la manipulation.

— Ton bien-être émotionnel relève de mon boulot, dit-il. Tu es mon hôte, je dépends complètement de toi. Ce n’est une situation confortable pour aucun de nous deux. Plus tu accepteras la réalité de notre relation, mieux ce sera pour nous.

Je secouai la tête.

— Rien de tout cela ne justifie que tu continues à me faire du rentre-dedans.

Il affronta mon regard mutin.

— Tu crois que je continuerais si tu n’y étais pas réceptive ?

— Puisque c’est un rêve que tu contrôles, tu peux m’y rendre réceptive, que je le veuille ou non.

Il sourit, mi-amusé, mi-exaspéré.

— Tu peux continuer à le croire, si ça te fait du bien. Tu es, après tout, la reine reconnue du déni.

— Et fière de l’être également.

Il éclata de rire, un rire comme du velours noir et chaud glissant sur ma peau. Mes bras se piquetèrent de chair de poule et le parfum unique de Lugh – un mélange de musc et d’épices, différent de tout ce que j’avais connu – me chatouilla les narines. Je pouvais toujours nier qu’il m’attirait vraiment mais il devenait de plus en plus difficile de me mentir à moi-même. Je fermai les yeux en m’efforçant de me réveiller pour m’échapper.

Lugh interrompit mes pensées.

— En tant que prince des démons, j’ai rarement eu l’occasion de séjourner dans la Plaine des mortels. Tu n’es que mon troisième hôte dans ma très longue vie. Mais je n’ai jamais vu – ni entendu parler – de quelqu’un qui dissimule à ce point ce qu’elle est au monde extérieur.

J’ouvris soudain les yeux.

— Tu es quoi, mon thérapeute ?

Il sourit.

— Tu rendrais un thérapeute alcoolique, ma chère.

Je ne pus retenir un rire. Il m’avait définitivement cernée.

— Mes parents m’ont emmenée voir un psychologue quand j’étais ado. Et si je ne l’ai pas poussé à boire, ça n’a pas été faute d’essayer.

— Je sais, me rappela Lugh. (Je lui lançai un regard furieux et il haussa les épaules en signe d’excuse.) Je ne peux pas m’empêcher de voir dans ton esprit. Est-ce que je dois faire comme si cela n’était pas le cas ?

Je soupirai.

— Non, bien sûr que non. Mais je suis sûre que tu vois bien assez pour savoir à quel point cette idée me met mal à l’aise.

Il acquiesça.

— Je sais. Et je suis désolé. Mais je ne peux rien y faire.

Il me semblait que nous avions atteint une impasse. J’espérais ardemment que cela signifiait qu’il allait me laisser me réveiller… ou, mieux encore, qu’il allait me laisser sombrer dans un sommeil sans rêves.

Pas question.

— Il y a une partie de ton esprit dans laquelle je ne peux pas voir, dit-il.

Ça ne manqua pas d’attirer mon attention.

— Qu’est-ce que tu entends par là ?

— Il y a des souvenirs qui sont si solidement emmurés que je ne peux pas briser tes défenses.

Je sus instantanément de quoi il parlait, mais même si ce concept était fascinant, je m’accrochai néanmoins à ce qu’il avait exprimé de plus important à mes yeux.

— Tu as essayé de briser mes défenses ?

Ma voix, plus forte, était devenue aiguë. J’essayai de la faire redescendre d’un ton.

— Et toi qui t’excusais pour ce que tu ne pouvais t’empêcher de voir ! Si tu veux que des excuses aient une quelconque valeur, tu as plutôt intérêt à être sincère.

— Je suis sincère. Mais tu ne peux pas attendre d’un démon qu’il ne soit pas fasciné quand il trouve une partie du cerveau de son hôte qu’il ne peut pas pénétrer.

— Bien sûr que si.

Il soupira en secouant la tête. Avec un peu de chance, je le pousserais à boire.

— Alors cet état de fait ne t’intéresse pas du tout ? demanda-t-il. Tu ne tiens pas à savoir pourquoi je ne peux pas lire dans ce recoin sombre de ton esprit ?

Je haussai les épaules.

— Je ne sais pas si c’est un grand mystère. Si je ne m’en souviens pas moi-même, je ne vois pas pourquoi toi tu serais capable de le voir ?

Il m’adressa un regard entendu.

— Parce que les souvenirs sont là. Il ne t’est rien arrivé qui ait endommagé ta mémoire en elle-même… tu as juste réprimé ces souvenirs avec une férocité terrifiante.

Je lui adressai un regard furieux.

— J’étais droguée jusqu’au bout des ongles pendant tout mon séjour à l’hôpital ! Je ne pense pas qu’il soit surprenant que je ne me souvienne pas bien de cette période.

À l’âge de treize ans, on m’avait diagnostiqué une encéphalite, une inflammation du cerveau rare mais potentiellement mortelle. Je souffrais de migraines, de fièvre et de raideur dans le cou et mes parents s’étaient précipités à l’hôpital avec moi en craignant que je souffre d’une méningite plus commune. Le temps qu’on m’admette, j’étais en plein délire et je ne me rappelle ensuite plus rien de mon séjour jusqu’à ma sortie de l’hôpital.

J’avais passé plus d’une semaine au Cercle de guérison, la plupart du temps sous respiration artificielle, à lutter pour rester en vie. Mes parents m’avaient raconté que j’étais restée longtemps inconsciente et que lorsque je reprenais mes esprits, je souffrais d’hallucinations. Les médecins avaient conclu que c’était une piqûre de moustique qui était à l’origine de mon état. Incroyable tous les ennuis que peut provoquer un insecte aussi minuscule.

Ouais, il y avait des moments où l’idée d’avoir perdu toute une semaine de ma vie comme si elle n’avait jamais existé était effrayante et étrange. Mais la plupart du temps, cela me semblait assez simple à expliquer.

Lugh semblait plongé dans ses pensées mais, bien sûr, il ne laissa pas la discussion mourir de sa mort naturelle.

— Je ne sais pas si je serais en mesure de te l’expliquer d’une façon que tu puisses comprendre, dit-il. Peut-être faudrait-il que tu sois capable de voir de manière aussi intime dans l’esprit de quelqu’un d’autre, comme j’en suis capable. Mais tu peux me croire, ce qui se passe avec ta mémoire n’est pas normal, et cela n’est pas simplement lié aux drogues qu’on t’a administrées. Tu as été droguée quand Raphael t’a piégée pour que tu m’invoques. Je peux sentir… un vide, par manque de terme plus précis, dans ta mémoire, là où elle a été endommagée par la drogue. Cette période que tu as passée à l’hôpital n’est pas vide, elle est murée. Il y a une différence. (Il passa la langue sur ses lèvres comme s’il était nerveux.) Il t’est arrivé quelque chose dans cet hôpital. Quelque chose que ton subconscient veut à tout prix oublier.

Je frissonnai.

— Si mon subconscient veut tellement l’oublier, alors il doit y avoir une fichue bonne raison.

— En effet, admit Lugh. Et le fait que ce qui a pu t’arriver ait eu comme décor le Cercle de guérison, un hôpital dirigé par des démons, me rend extrêmement curieux.

— Eh bien, il n’y a que toi que cela intéresse, grognai-je. J’ai assez de problèmes comme ça en ce moment pour ne pas aller déterrer la merde du passé. Laisse tomber.

Il ouvrit la bouche, sur le point de protester, mais la referma avant de prononcer le moindre mot.

— D’accord, je vais laisser tomber pour le moment. (Il me sourit.) Je devrais suivre mon propre conseil et ne pas te pousser à résister encore plus.

Je soupirai de soulagement, en sachant que je n’avais pas fini d’en entendre parler.

— Merci.

Il hocha la tête.

— Je suppose que je devrais te laisser dormir en paix.

— Merci, répétai-je.

— Fais de beaux rêves.

Il m’adressa un dernier regard enflammé avant que mes paupières se ferment et que mon rêve se dissolve.

Le lendemain matin, je me réveillai en mode grognon du fait du manque de sommeil. J’avais un exorcisme à 10 h 15 mais, quand j’appelai l’hôpital pour prendre des nouvelles d’Andy, j’appris qu’il sortait à 9 h 30. Il ne se trouvait pas dans sa chambre mais l’infirmière avec qui je parlai confirma mes soupçons : mon frère prévoyait de rentrer chez mes parents. Il fallait que je sois à l’hôpital avant eux et que j’use de mon charme sans limites pour convaincre Andy de venir habiter chez moi. J’avais l’impression que tout ce foutoir me mettrait en retard pour mon exorcisme, mais protéger mon frère était prioritaire. Je doutais que l’état de Pennsylvanie soit d’accord avec moi mais je m’en occuperais plus tard.

Je me présentai à l’hôpital à 8 h 35 – bien trop tôt à mon goût – et trouvai Andy seul dans sa chambre, assis dans son fauteuil roulant, le regard perdu dans le vide. Comme il ne m’avait pas remarquée, je grattai légèrement à la porte. Il cligna des yeux comme s’il se réveillait avant de se tourner vers moi. S’il était surpris de me voir, il ne me le montra pas.

L’air embarrassé, je plongeai les mains dans les poches de mon pantalon et résistai à l’envie de frotter mes pieds par terre.

— Comment tu vas ce matin, grand frère ?

Il haussa les épaules.

— Je vais aller vivre chez maman et papa jusqu’à ce que j’aie repris des forces. Comment tu crois que je dois me sentir ?

Je grimaçai.

— Comme un prisonnier sur le point d’être exécuté.

Il ne semblait pas avoir l’énergie pour rire, mais parvint à sourire.

— Très bien, je ne vais pas si mal que ça. Mais je ne suis pas non plus enchanté par cette perspective.

J’entrai dans la chambre et fermai la porte derrière moi. Andy haussa les sourcils.

Je m’éclaircis la voix et m’appuyai contre la porte pour m’assurer que nous ne soyons pas interrompus.

— Peut-être t’en sortirais-tu mieux si tu venais habiter chez moi jusqu’à ce que tu sois prêt à vivre tout seul ? suggérai-je.

Quand il éclata de rire, je ressentis le soudain et irrésistible désir de l’étrangler. Mes joues s’embrasèrent et mes veines furent parcourues par un mélange de colère et d’humiliation.

Andy retint son rire en secouant la tête vers moi.

— Ne prends pas cet air assassin ! Comment peux-tu m’en vouloir de rire à l’idée que tu te transformes en infirmière ?

Je lui adressai un regard furieux.

— Eh ! c’est de moi qu’on est en train de parler, là ! Je peux aussi t’en vouloir que le ciel soit bleu, si j’en ai envie.

Mais, secrètement, je devais bien l’admettre, il avait marqué un point. Je ne suis pas précisément doté d’un instinct maternel.

Il éclata encore de rire mais, cette fois, cela me blessa moins.

— Bon point. Mais je pense toujours que nous nous entendrons mieux si nous ne vivons pas dans la même maison.

— Appartement, corrigeai-je.

Et l’humiliation fut de retour, même si je savais qu’il avait raison.

— Mais nous nous entendrons mieux si Raphael n’essaie pas de te tuer.

Ma balle atteignit sa cible et je regrettai aussitôt de ne pas avoir exposé cet argument avec plus de tact. Les mains d’Andy se crispèrent en poings et son visage – déjà pâle après toutes ces semaines passées à l’hôpital – vira au blanc.

Je me décochai un coup de pied aux fesses virtuel et allai m’asseoir sur une des chaises destinées aux visiteurs, la tournant afin de faire face à mon frère.

— Est-ce que tu aurais en tête une raison pour laquelle il voudrait te tuer ? demandai-je.

— Non, répondit-il trop vite. La plupart du temps, il m’a gardé coupé du monde extérieur, quand il cachait quelque chose ou que nous… n’étions pas d’accord. (Il frissonna.) Ça ne s’est pas vraiment passé comme je l’imaginais.

Mon cœur souffrait pour lui. Ouais, il s’était porté volontaire et, techniquement, il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même s’il avait été malheureux, mais il n’avait que vingt et un ans quand il avait invité Raphael dans ce monde et dans son corps. C’est terriblement jeune pour prendre ce genre de décision qui, en théorie, est irréversible pour le restant de votre existence. Il avait eu conscience des risques, mais en avoir conscience et les comprendre étaient deux choses différentes.

Je ne suis pas du genre susceptible et émotive mais je pris la main d’Andy et la serrai. Ses doigts se refermèrent autour des miens comme s’ils s’accrochaient à la vie.

— Je suis désolée, dis-je en me sentant complètement déplacée.

Il devait certainement y avoir quelque chose que je puisse dire pour atténuer sa douleur, pour chasser cette expression hantée de son regard. Mais je ne trouvai rien.

Un coup péremptoire frappé à la porte rompit le silence. Sans qu’aucun de nous dise quoi que ce soit, la porte s’ouvrit et un homme distingué, dans la cinquantaine, entra dans la chambre.

— Est-ce que je vous dérange ? demanda-t-il en nous regardant tour à tour.

D’après le badge fixé au revers de sa blouse blanche, il s’agissait du docteur Frederick Neely. Je ne l’avais jamais rencontré mais c’était un des médecins qui avaient soigné Andy. À regret, je lâchai la main de mon frère.

— Est-ce que ça changerait quelque chose ? demanda Andy.

Le médecin éclata de rire et je lançai un regard en coin à mon frère. J’aurais pu lancer la même réponse. Andy était généralement d’une politesse sans faille.

Correction : le grand frère que j’avais connu dix ans plus tôt avait toujours été poli. Même dix années de vie normale l’auraient changé. Dix années passées avec Raphael pouvaient l’avoir transformé au point que je ne le reconnaisse plus. Seul le temps apporterait sa réponse.

— Je dois procéder à un dernier examen avant de vous permettre de sortir, déclara le docteur Neely. (Il me regarda fixement.) Si vous voulez bien nous excuser, Morgane.

Je clignai des yeux de surprise. Je n’avais jamais vu ce type, alors comment pouvait-il savoir qui j’étais ?

— On s’est déjà rencontrés ? demandai-je bien que je connaisse la réponse.

Le docteur Neely secoua la tête.

— Non, mais les infirmières m’ont dit que vous vous trouviez dans la chambre. (Il me tendit la main.) Je suis le docteur Neely, dit-il en arborant un sourire séducteur.

Je lui serrai la main. Nous nous adonnâmes à une rapide compétition de « qui serre le plus fort ? ». Mais, puisque le Cercle de guérison grouillait de démons, je décidai de capituler avant d’apprendre à mes dépens que le docteur Neely était l’un d’entre eux. Il n’avait pourtant pas le physique de l’hôte typique, mais assez pour que je sois prudente. Une étincelle d’amusement dans son regard me fit supposer qu’il savait exactement ce que j’étais en train de penser. Je décidai aussitôt que je ne l’aimais pas du tout. Le langage corporel d’Andy me confirma qu’il partageait mon opinion.

— Ravie de vous rencontrer, dis-je, ma voix transpirant le gros mensonge.

— De même, répondit le docteur Neely. (Il semblait plus sincère que moi, quoiqu’à peine plus.) Maintenant si cela ne vous dérange pas de nous laisser ?

— On s’en fiche, déclara Andy. Je suis prêt à sortir de cet hôpital. Morgane est là pour me ramener à la maison.

Le docteur Neely haussa un sourcil à ces propos. Aucun doute, il devait savoir qu’Andy était supposé rentrer chez mes parents. Il n’émit toutefois aucun commentaire.

— Dès que je vous aurai examiné une dernière fois.

Mais Andy secoua la tête.

— Non. Maintenant. J’ai passé bien assez de temps ici.

Le docteur Neely prit un air sévère.

— J’ai peur de ne pouvoir vous autoriser à sortir sans vous avoir examiné au préalable.

— Je n’ai pas besoin de votre permission pour sortir.

Andy m’adressa un regard lourd de sens et je compris le message. Je saisis les poignées du fauteuil roulant pendant qu’il desserrait le frein.

Le docteur Neely fronça les sourcils.

— D’un point de vue médical, ce n’est pas conseillé, dit-il en nous bloquant le passage.

Andy ne répondit pas et je commençai à pousser son fauteuil vers la porte. J’aurais été ravie de rouler sur le docteur Neely si nécessaire. Je n’étais pas certaine de la tournure que prendraient les événements s’il appelait les infirmières et les filles de salle pour m’arrêter, mais il serait alors toujours temps de s’en soucier. Il n’avait aucun droit légal de retenir Andy contre sa volonté.

Le docteur Neely ne broncha pas jusqu’à ce que nous soyons presque sur lui, puis il s’écarta d’un pas rapide sur le côté. Je me penchai vers l’oreille d’Andy en le poussant dans le couloir.

— On part sans tes affaires personnelles, fis-je remarquer.

— Je m’en fous, dit-il d’une voix tendue. Sors-moi juste de là.

Je fus heureuse de lui rendre ce service.

Morgane Kingsley, Tome 2
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